Chapitre XXI

La récolte de soufre devenait chaque jour plus importante et les Roux y participaient. Le Kid n’avait pas pu refuser leur main-d’œuvre. Le contremaître qui les surveillait affirmait qu’ils travaillaient convenablement, qu’ils acceptaient de se mettre à l’eau pour recueillir le soufre refroidi sous la surface.

— Ils disent qu’une autre tribu arrive du Sud. Croyez-vous qu’elle vienne du pôle ? Curieux comme ils apprennent vite qu’à tel endroit on les traite bien, on leur donne à manger. À des milliers de kilomètres de distance.

Il se signa :

— Ce n’est quand même pas naturel tout ça.

— Vous êtes un Néo-Catholique ? demanda le Kid.

— Oh, je ne pratique pas… Mais les missionnaires ont raison quand ils disent que c’est le diable qui les a créés. Ce sont des sauvages, des animaux et ils communiquent entre eux sans qu’on puisse l’expliquer.

— Il ne faut plus embaucher de Roux, décréta soudain le Kid. Il ne faut plus les attirer ici.

— Bien, dit le contremaître. Pourtant il y a à faire avec la lave et le soufre. De quoi expédier un train de chaque par jour si nous étions plus nombreux.

— Il faut recruter à Kamenepolis. Je vais vous y envoyer huit jours et vous ramènerez cent travailleurs.

— Vous allez les payer dix fois plus que les Roux. À ces derniers vous filez l’équivalent de trois mille calories sous forme de poisson, de viande, de farine, de sucre et diverses autres choses. Les gars de Kamenepolis demanderont trente mille dont les neuf dixièmes en monnaie forte, des dollars panaméricains surtout. Et même à ce prix il n’en viendra qu’une poignée et ils ne résisteront pas.

— Qu’en savez-vous ?

— Tout le monde a la trouille de la Banquise et vous n’y pourrez rien. Après avoir franchi deux mille kilomètres sur un viaduc artificiel les gens n’ont qu’une pensée, repartir très vite. Au moindre tremblement ils sont fous, et un craquement les fait hurler. On a beau leur dire que le danger est réduit, qu’on peut toujours se réfugier sur une île flottante, rien n’y fait. Il faudrait envisager autre chose, des îles artificielles.

— Ce serait illégal, en contradiction avec les Accords de NY Station. Tant que nous ne les bafouerons pas nous pourrons continuer à exploiter la Banquise. C’est notre chance, vous comprenez ?

— N’empêche que tout le monde a peur, sauf les Roux. Et ils ne vous coûtent pas cher.

Le Kid regarda le contremaître. C’était un homme lourd au visage couturé de cicatrices qui avait dû mener une vie très dangereuse. On disait qu’il s’était évadé d’un train pénitencier d’Australasie. Le Kid le payait bien, le surveillait étroitement.

— Écoutez, Jubez, je suis en train de créer une compagnie, la plus vaste des compagnies ferroviaires. J’ai besoin que les gens viennent ici. Des gens du Chaud. J’accepte les Roux mais mon but ce n’est pas d’avoir une population rousse. Personne n’a jamais réussi à les sédentariser. Titanpolis existera un jour et sera la plus belle ville du monde, la capitale de cette Compagnie de la Banquise. Vous allez partir pour Kamenepolis et ramener cent travailleurs sous contrat. Vous paierez une prime de trois mois. Elle ne sera qu’une avance sur salaire s’ils viennent pour six mois, une véritable prime s’ils restent un an.

Jubez le regarda les yeux ronds :

— Vous dites vrai, patron ? Mais les autres vont râler, les types qui sont déjà venus.

— Dans un an nous paierons la prime à tous ceux qui seront restés.

— Oui, mais les nouveaux l’auront d’avance.

— Les anciens la toucheront en trois fois.

— Pour embaucher il me faudra du liquide.

— Je vais vous signer un chèque sur la Banque de la Compagnie. Vous toucherez la somme nécessaire.

Le Mikado, qui surveillait de près cette banque nouvellement créée, allait hurler mais en dix convois de lave ils récupéreraient l’argent ainsi dépensé.

— Dommage pour les Roux. Je ne vois pas des hommes plonger pour cueillir des plaques de soufre natif. Et c’est à dix mètres sous l’eau qu’il y en a le plus.

— Nous trouverons un moyen technique.

Il se rendit compte que ce double mot lui venait souvent à la bouche. Moyen technique. Il finirait par y croire plus qu’aux hommes.

Le contremaître parti, il réfléchit à sa décision de limiter le quota des Roux. Il ne pouvait agir autrement. Si la population des Hommes du Froid devenait plus importante que celle des Hommes du Chaud, ces derniers bouderaient Titanpolis. Et puis il y avait une autre raison plus intime, plus familiale. Il avait retiré Jdrien de Kamenepolis pour l’éloigner de son Ethnie du Sel. Or, elle se retrouvait représentée ici et d’autres tribus s’annonçaient.

Le soir, il parla avec Miele de l’idée qu’il venait d’avoir le jour même.

— Je vais créer une monnaie, dit-il. Une grande compagnie a besoin d’une monnaie qui se distingue des autres.

— Tu as trouvé un nom ?

— L’unité en sera la calorie. Mais ce sera une petite unité. Pour un dollar, je pense qu’il faudra cinq cents calories. Ce mot est désormais prononcé par tous les habitants de la planète et les plus ignorants savent qu’il leur faut trois mille calories au moins pour supporter le froid, qu’un kilowatt électrique utilisé par un moyen primitif de chauffage produit à peine neuf cents calories mais avec une pompe à chaleur près de trois mille. Je compte là-dessus pour asseoir le prestige de notre nouvelle monnaie. Mais nous la garantirons aussi par nos richesses naturelles. Je veux que le billet de cinquante mille calories, par exemple, représente Titan. Titan qui recèle dans ses flancs des milliards de milliards de calories.

— C’est une bonne idée, murmura Miele.

L’enthousiasme du Kid fut douché par le ton plein d’amertume de sa femme. Elle n’était pas heureuse dans cette contrée lointaine et les quelques wagons d’habitation qui stationnaient autour d’eux la laissaient indifférente. Elle ne voyait pas en eux l’embryon de la future et grandiose cité qui deviendrait la capitale. Elle avait peur de la Banquise et la nuit elle se relevait souvent pour aller vérifier les graphiques des deux sismographes installés dans le Train Blanc. Elle ne pouvait se recoucher qu’après avoir vérifié que tout était normal. Il y avait le grondement du volcan, les lueurs jaunes et rouges qui illuminaient les nuits de la future Titanpolis. Le Kid avait devant lui les réactions d’une femme qui était à l’image des autres femmes. Jusqu’ici il n’y avait que des hommes dans cette installation du bout du monde. Il lui fallait attirer des femmes sinon son projet ne prendrait jamais corps.

Il se releva à trois heures du matin, incapable de dormir alors qu’il y avait tant à faire. Il commença à jeter des notes sur le papier. Il prépara plusieurs dossiers dont un sur la nouvelle monnaie. Il la définit dans les détails, prit la peine de dessiner le format des billets, d’esquisser leurs motifs. Il était certain que le Mikado émettrait des réserves mais qu’il finirait par accepter. Posséder une monnaie à usage intérieur, c’était déjà énorme. Quelle facilité de trésorerie à la condition de ne pas trop faire fonctionner la planche à billets ! Mais il faudrait encourager les hommes d’affaires, les commerçants, à compter en calories. Il imaginait une campagne publicitaire sans précédent. Par exemple le billet de cinq cents qui équivaudrait à un dollar panaméricain représenterait une baleine soufflant, le symbole de la Compagnie.

— La Baleine et le Volcan, murmura-t-il, voici déjà un drapeau, non ?

Puis il essaya d’imaginer Titanpolis dans sa forme définitive. La fièvre le prenait chaque fois qu’il se projetait dans le futur. Il fallait que ce soit une ville qui puisse s’étendre à l’infini et donc il devait exclure le dôme unique et définitif. Il se souvenait d’une ville sibérienne qui se composait d’un dôme central très surélevé par rapport aux autres et d’une multitude d’autres tout autour. Dans le dôme central on pouvait installer les organismes de direction. On établirait des viaducs, des spirales pour respecter les fameux Accords, mais ainsi on construirait en hauteur sur dix, quinze niveaux, peut-être plus.

« Les femmes…», pensa-t-il soudain accablé.

Il alla se faire du café, le but debout dans la petite cuisine que Miele aimait utiliser. Le Train Blanc comportait des pièces de réception, du personnel mais ils n’en usaient que dans les grandes occasions. Ils n’avaient pas le faste de Mikado par exemple.

— Des femmes. Dans les villes du Far West il y avait des saloons, des filles faciles. Faut-il en passer par ce stade ?

Il y répugnait. Lui qui avait été l’aboyeur d’un beuglant qui sillonnait les fronts de bataille, il devenait peu à peu d’un puritanisme effarouché. Autrefois il jouait dans des sketches pornographiques avec Yeuse, avec Miele et maintenant il ne voulait pas d’un bordel dans sa nouvelle ville. Il la voyait blanche, pure, transparente avec des dômes d’une beauté jamais égalée, des dômes qui ne garderaient pas la glace, qui resteraient cristallins. Pas question que ces dômes abritent la pourriture, le vice, la prostitution et des jeux !

Il se rendit dans la petite salle de projection privée où il avait toute une cinémathèque reproduite sur des cassettes et se projeta plusieurs séquences de westerns. Une qu’il aimait bien sur San Francisco. Une ville merveilleuse de jadis née pourtant de la cupidité qui avait poussé des milliers d’aventuriers vers les mines d’or. Une ruée sauvage, avec des putes, du sang, des abominations et ensuite une ville superbe.

— Je suis trop exigeant. Il me faudra choisir. Si les honnêtes femmes ne viennent pas, je demanderai aux putes. Je leur donnerai des primes à elles aussi. Il faudra bien qu’il y ait des femmes si je veux des hommes.

Lorsqu’il sortit de la salle de projection il rencontra Miele qui accourait, tremblante.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. La Banquise ?

— Non. Je travaille. La Banquise est solide et nous serons morts qu’elle tiendra encore le coup.

— J’ai eu tellement peur.

— Va te coucher, tout est calme. Titan est en train de nous cracher sa cascade d’or.

— Je voudrais retourner à Kamenepolis, murmura-t-elle. De temps en temps. J’ai besoin de rencontrer d’autres femmes, de voir des boutiques, de me rendre dans des spectacles. Peut-être que j’oserais aller à l’université pour prendre des cours. Je suis si ignorante.

Il hochait la tête, essayait de sourire. Elle défaisait en quelques mots ce qu’il échafaudait. Elle voulait voir d’autres gens, des amies, des femmes comme elle. Et lui pensait attirer des prostituées dans Titanpolis. Miele aspirait à la respectabilité elle aussi, devenait aussi puritaine et ne comprendrait pas. Il devait la laisser repartir et continuer seul la construction de cette ville. Jdrien ? Il ne savait pas. Peut-être qu’il serait mieux avec son véritable père. Cette pensée fulgura, déchirante, mais il savait que c’était une pensée raisonnable. Auprès de Lien Rag qu’il adulait, l’enfant ne penserait plus à ses frères de Race, les oublierait. Il n’était pas bon que, à trois ans, un gosse devienne l’objet d’un culte comme semblaient l’envisager les Roux. Il comprenait que Lien représente vraiment le Père pour Jdrien. Comment aurait-il pu considérer un homme de petite taille, pas plus grand que lui, comme son géniteur ?

Des larmes de désespoir, d’humiliation coulèrent sur ses joues précocement ridées mais ce n’était qu’un moment de faiblesse, il le savait. Il reprendrait vite cet élan irrésistible de constructeur. Sa mission, c’était de se surpasser en créant une Compagnie nouvelle, un mode de vie inconnu jusqu’ici dans ce monde hostile.

Jubez revint avec cent travailleurs embauchés pour un an. Le chèque n’avait pas été honoré facilement et il avait dû insister brutalement pour que l’argent soit versé.

— Il faut que vous reveniez de temps en temps là-bas, patron, dit-il avec sa franchise habituelle. Il y a aussi autre chose. Des tribus de Roux ne cessent d’arriver et paraissent décidées à s’installer. Les habitants de la ville sont inquiets.

 

Le Réseau de Patagonie
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